Il avait fait très chaud cette nuit-là, de ces chaleurs lourdes qui semblent suspendre le temps, écrasant la terre entière d’une lancinante torpeur… Chacun attendait l’orage qui crèverait subitement le ciel, soulageant ainsi tous les sens brûlant de fièvre… 

Lou, du haut de ses cinq ans, s’était endormie très tard dans son lit, rompue par la fatigue de ses jeux incessants dont elle aimait se délecter dans toute l’innocence et la fraîcheur de son enfance, quand un rayon de soleil vint caresser son visage, réchauffant à nouveau la moindre parcelle de son corps. Elle ouvrit les yeux doucement et parcourut de son regard les plus petits recoins de sa chambre. Tout était à sa place, à sa juste place : de son lit, elle pouvait distinguer le petit berceau qui abritait ses poupées, petits êtres bien vivants pour elle, qu’elle aimait appeler ses « bébés », et dont elle prenait le plus grand soin. A ses côtés, trônait une petite table basse sur laquelle elle passait des heures à colorier ou à dessiner, et une bibliothèque, « sa » bibliothèque, dont les trésors lui semblaient si précieux tant ils lui offraient de nouveaux espaces à découvrir ou à imaginer… 

Elle s’était éveillée ainsi depuis bien cinq bonnes minutes maintenant, lorsque le calme dans lequel elle baignait jusque là, fit place à une sourde inquiétude. Si rien ne semblait avoir bougé durant son absence nocturne, une sensation de silence assourdissant l’envahit peu à peu. Inquiète, elle n’osa pas bouger de son lit et se mit à appeler sa maman. D’habitude, elle l’entendait s’affairer dès le matin ou alors c’était son frère dont elle percevait la présence vivante à travers les parois de sa chambre. Pour toute réponse, elle ne reçut que ce qui lui parut un interminable mutisme, comme si le temps, subitement, avait interrompu son cours immuable. Malgré son jeune âge, elle puisa la force et le courage de sortir de son lit, afin d’aller voir ce qui se passait dans la maison familiale, ou plutôt, ce qui ne s’y passait pas…

D’un geste quasi imperceptible, elle s’attela à tourner délicatement la poignée de la porte, craignant, en perçant le calme spectral ambiant, de déranger de maléfiques créatures  susceptibles d’être aux aguets, attendant immobiles, de se jeter sur leur proie. Elle avait beau avoir cinq ans, elle savait que tout ce qu’elle pouvait lire dans les livres n’était pas que le fruit de l’imagination débordante de ses auteurs… Dans l’entrebâillement de la porte, elle jeta tout d’abord un regard furtif sur le long couloir qui cheminait devant elle, dans l’espoir d’y déceler la moindre étincelle de vie qui manifesterait simplement que non, elle n’était pas toute seule dans cette maison. Elle retint sa respiration quelques temps puis se résolut à en arpenter les différentes pièces, afin de vérifier par elle-même que nulle trace de présence ne venait combler le vide abyssal dont elle ressentait plus fortement maintenant la matérialité.

Sa première impulsion fut d’ouvrir chaque porte de part et d’autre de ce qui lui apparaissait aujourd’hui, pour la première fois de sa vie, un interminable boyau ouvrant sur un immense espace de vie. La demeure familiale était une maison de ville comme il s’en faisait beaucoup dans les années soixante : l’habitation était à l’étage, et le garage au rez-de-chaussée donnait sur un petit jardin accessible par la rue via un portail en fer forgé. Même si elle aimait beaucoup sa maison, elle lui paraissait ce matin-là plus menaçante que jamais, dans son immobilisme glacé, dont elle ne savait par quel mystère il s’était installé. Décidément, la maison était bel et bien vide… Au fur et à mesure qu’elle s’avançait dans le couloir, le constat qu’elle était seule, définitivement seule, intensifia son inquiétude. La peur puis la terreur s’empara de tout son corps : elle se mit à pleurer puis à hurler comme pour conjurer le sortilège qui frappait soudainement le seul endroit où elle eut dû se sentir en sécurité. 

Parvenue tant bien que mal à l’entrée de la cuisine, il lui sembla entendre au loin comme un brouhaha de voix humaines dont elle ne saisit pas immédiatement la provenance. Ses pleurs s’interrompirent à l’instant même, et elle se dirigea lentement, précautionneusement, vers la baie vitrée de la cuisine qui ouvrait sur le jardin. Plus elle approchait, plus les voix se faisaient plus présentes, jusqu’à ce qu’elle réalise qu’elles provenaient du rez-de-chaussée de sa demeure, à l’endroit même où se dressait le garage. En un éclair de temps, sa décision fut prise : il lui fallait descendre pour en avoir le coeur net. Quelque part, cela la rassurait de penser qu’au final, quelque chose de vivant continuait de palpiter en ce lieu jusque là envahi par une inertie mortifère. Elle descendit l’escalier d’un pas décidé et ouvrit la porte d’entrée pour se diriger dans le jardin.

Elle ne comprit pas immédiatement ce qui était en train de se dérouler sous ses yeux : si rien ne semblait avoir bougé quant au reste de sa maison, le garage, lui, s’était transformé en une sorte de halle marchande grouillant d’une fourmilière humaine venue en ce lieu pour y faire ses achats… Mais que s’était-il donc passé pour qu’elle soit tout d’un coup face à un espace totalement inconnu au sein d’un endroit pourtant si familier malgré toute son immobilité ? Que faisaient donc tous ses gens si affairés qu’ils ne semblaient même pas avoir remarqué sa présence ? Comment se pouvait-il qu’en l’espace d’une nuit seulement, tout se fut transformé sans que personne à part elle n’en soit le témoin manifeste ? Et où se trouvaient donc ses parents, son frère ? Qu’était-il arrivé à sa famille ?

Elle ne savait pas dire pourquoi, mais ces gens lui semblaient à la fois réels et irréels, comme si tout à coup elle accédait à un monde qu’elle était seule à percevoir… Sa peur s’évanouit immédiatement et elle s’avança vers ce qui fut un jour son garage, pour tenter de s’adresser à quelqu’un qui saurait certainement répondre à ses interrogations. Elle s’approcha de l’entrée de la « halle » et remarqua sur la gauche, une sorte de guérite, obstruée par un simple rideau et qui semblait être le passage obligé pour pénétrer dans ce lieu mystérieux. Au moment où elle s’arrêta devant, le rideau s’ouvrit brusquement et la terreur s’empara à nouveau de son âme, à la vue de l’homme qui lui apparut de façon aussi brutale. Il était grand, brun et la contemplait de ses yeux caverneux, masquant mal un sourire narquois dont elle ressentait qu’il n’allait rien lui annoncer de favorable. Elle sentit sa gorge se nouer et alla puiser dans tout ce qui lui restait d’énergie pour éviter de prendre ses jambes à son cou et s’enfuir loin, très loin de cet endroit malfaisant.

« Que viens-tu faire ici ? grommela t-il.

Je cherche mes parents… parvint-elle non sans peine à prononcer.

Tes parents ???? Ahahahaha ! Ils sont là-haut tes parents ! » s’empressa t-il de lui crier d’un air manifestement satisfait, tout en lui désignant une échelle située derrière lui, et par laquelle il lui faudrait grimper si elle voulait avoir la chance de les revoir un jour… 

Ne cherchant plus à comprendre, elle entreprit de monter un à un les barreaux de cette échelle qui lui semblait sans fin pour son petit corps de 5 ans. Elle n’en voyait pas le bout et malgré l’angoisse qui l’étreignait depuis sa rencontre avec cet homme menaçant, elle s’acharna à atteindre le sommet sans même savoir où son cheminement la dirigeait. Lorsqu’elle parvint enfin presque tout en haut de l’échelle, elle s’aperçut alors qu’elle la conduisait tout droit vers le ciel, dont elle ne distingua tout d’abord que l’éclatante lumière d’azur qui lui fit plisser ses paupières. C’est quand elle posa le pied sur l’avant-dernier barreau qu’elle découvrit enfin où se tenait sa famille… Une immense cage flottait dans les airs, dans laquelle étaient enfermés ses parents ainsi que son frère, prisonniers qu’ils étaient derrière des barreaux d’acier, sans qu’elle ne puisse jamais les rejoindre… D’un ultime effort pour les atteindre, elle raidit le bras pour essayer au moins d’agripper de sa petite main d’enfant leurs bras tendus d’un geste suppliant qui tentaient de parvenir jusqu’à elle. En vain ! Alors elle referma ses yeux pour ne plus rien voir. Un frisson d’épouvante lui traversa le corps… 

Lorsqu’elle les rouvrit, elle entendit sa mère qui s’affairait à préparer le petit-déjeuner. Elle courut jusqu’à la cuisine pour s’assurer que tout allait bien et après avoir échangé avec elle, elle descendit les escaliers quatre à quatre afin de s’assurer qu’il s’agissait bien d’un rêve. Lorsqu’elle arriva devant la porte du garage, celle-ci était ouverte… Elle pénétra à l’intérieur quand un frisson d’effroi lui parcourut l’échine : une échelle dont elle était convaincue qu’elle n’avait jamais été là, était appuyée contre le plus haut mur du garage… A côté d’elle, un vieux miroir dont elle n’avait jamais remarqué la présence, semblait vouloir attirer son attention. Elle tourna son regard, intriguée… C’est alors qu’il lui sembla apercevoir deux yeux caverneux qui la contemplaient… 

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La sorcière littéraire

Messagère du vivant 💫🧙🏻‍♀️✒️- Exploratrice de l'invisible ❤️ - Collectionneuse de chouettes 🦉

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